Des pleurs rituels.
Des buffles sacrifiés dans le silence.
Un mort qui n’est pas encore parti.
En Pays Toraja, sur l’île indonésienne de Sulawesi, les funérailles ne sont pas une fin. Elles sont un seuil.
On n’enterre pas simplement un corps — on l’accompagne, lentement, jusqu’à l’autre monde.
Depuis des années, je voyage à la rencontre des traditions vivantes.
En Inde, avec Bastar Dussehra (1). Au Cambodge (2), lors d’anciens rituels khmers.
Mais ici, au cœur des hautes terres torajas, quelque chose m’a saisie plus profondément.
J’avais entendu parler de ces cérémonies longues, des tombes dans les falaises, des momies exposées aux regards.
Mais ce que j’ai vécu ce jour-là n’avait rien d’un reportage.
C’était une traversée. Un compagnonnage avec la mort.
Dans cet article, je ne vous donnerai ni conseils pratiques ni itinéraires.
Juste une mémoire. Une trace.
Un récit vécu, pour honorer les morts… et ce qu’ils nous enseignent des vivants.
Si vous visitez le Pays Toraja ou Sulawesi, une carte peut s’avérer extrêmement utile. L’île est encore à l’écart du tourisme de masse et les cartes locales sont plus qu’approximatives !
Article mis à jour le 14.05.2025
Entrer dans le cercle
Je venais tout juste d’arriver à Rantepao.
Encore engourdie par les heures de transport, les virages, les paysages trop grands pour les avaler d’un coup. Rien n’avait encore pris forme dans mon esprit — et déjà, une invitation.
Un Toraja m’aborde dans le jardin de ma guesthouse. Benjamin. Il parle un peu anglais, sourit doucement, puis me dit :
« Viens cet après-midi si tu veux. Ce sont les funérailles de ma belle-mère. Nous sommes chrétiens animistes. »
Je ne sais pas trop si j’ai bien compris. Ni s’il est sérieux. Mais j’acquiesce.
Je ne suis pas une étrangère, on me traite comme la famille.
Je suis là. Dedans.
Dans ce cercle de vie où la mort n’est pas une rupture, mais une autre manière d’habiter le monde.
Partager le dernier repas
Quand j’arrive, la messe touche à sa fin.
Un prêtre bénit l’assemblée, puis chaque membre de la famille vient raconter une anecdote sur la défunte.
Les rires fusent. Les souvenirs dansent. On rit, au bord des larmes.
Et puis, il y a les photos.
Avec le cercueil, debouts, souriants. C’est leur manière d’accompagner, de ne pas fuir le corps, ni l’absence à venir.
Ce qui me trouble le plus, c’est cette joie douce. Rien de macabre. Juste une forme de fidélité joyeuse.
Avant que le repas ne soit servi, on me montre un buffle.
Massif, tâcheté, aux yeux presque bleus.
Il sera sacrifié pour la défunte.
Ici, ce n’est ni violence ni folklore : c’est un acte sacré.
Le buffle accompagne l’âme dans l’au-delà. Il la sert, la porte. Il est à la fois offrande, véhicule et lien entre les mondes.
Ce geste dit aussi autre chose : le respect. La reconnaissance.
Et, souvent, la richesse.
Car tout cela a un prix. Un buffle comme celui-ci peut coûter 20 millions de roupies. Et pour une grande cérémonie, on peut en sacrifier des dizaines.
Les familles s’endettent, parfois sur plusieurs générations. Mais c’est le devoir ultime envers ceux qui les ont précédés.
Frederik, le frère de Benjamin, me montre fièrement les photos du sien.
Un buffle splendide. Lavé, soigné, élevé comme un membre de la famille.
Il en parle comme d’un ami.
C’est lui aussi qui a construit le marché de Pasar Bolu, où l’on vient choisir les animaux, négocier, montrer ce qu’on offrira aux ancêtres.
Ici, tout converge vers ce moment.
Chaque vie est vécue en pensant à sa mort.
Et chaque mort est vécue comme une fête pour les vivants.
Le repas commence.
On sert du pa’piong, ce plat cuisiné dans le bambou, mijoté pendant des heures, offert aux invités comme un hommage.
Je suis assise parmi eux, à manger lentement.
Le riz est fumant, la viande tendre, on discute.
La mort, ici, est encore un moment de partage.
Ce rite s’inscrit dans l’Aluk To Dolo, la tradition animiste encore vivante ici. Je t’en parle plus profondément dans cet article.
Marcher avec les morts
Le repas touche à sa fin.
Beaucoup repartent. Moi, je reste. On me fait signe de suivre.
De longs bambous sont fixés au cercueil pour le porter. La photo de la défunte ouvre la marche.
Un “let’s go!” jaillit, rieur, presque léger. Et nous voilà partis, à travers les rues de Rantepao.
Le cortège s’étire. Silencieux d’abord, puis de plus en plus animé.
On s’arrête une première fois devant un ensemble de Tongkonans, maisons traditionnelles.
Leurs façades sont ornées des cornes des buffles sacrifiés lors des funérailles passées.
Les murs, eux, racontent la nature, les ancêtres, les vents.
On nous distribue des bouteilles d’eau.
Après une gorgée, un rire : chacun asperge le visage de ses voisins.
Frederik s’exclame, comme un enfant pris au jeu :
“C’est la tradition !”
Plus loin, une intersection.
Le cercueil est brusquement tourné dans tous les sens.
On désoriente l’âme, pour qu’elle ne retrouve pas le chemin de la maison, qu’elle ne hante pas les vivants.
Les hommes hurlent. Les femmes chantent.
Les enfants courent.
La montagne approche.
On grimpe.
La pente est raide, la terre glissante, les bambous grincent sous le poids du cercueil.
Mais personne ne s’arrête.
Ce n’est pas une marche. C’est un passage.
Je n’ai pas grandi avec ces rites. Je ne comprends pas tout.
Mais on me fait une place. On me laisse porter un peu.
Pas le cercueil, non. Mais quelque chose de plus invisible.
Le poids d’un adieu.
En haut, la vue est immense.
Un silence étrange s’installe.
Il y a de la beauté, mais aussi de la fatigue, de la poussière, de la présence.
La maison funéraire s’ouvre.
Les proches entrent.
Laisser partir
Certains cercueils sont déposés à même le sol, d’autres sur des sortes d’étagères.
C’est une grande maison. Solennelle. Presque vide.
Mais elle respire comme un corps en tension.
Un chant s’élève, puis un autre.
Des mains s’agrippent, des genoux plient.
Et soudain, tout le monde pleure en même temps.
Pas des larmes discrètes. Pas un sanglot contenu.
Un effondrement collectif.
J’avais lu, bien avant d’arriver, que dans l’Aluk To Dolo, un mort n’est pas vraiment mort tant que la cérémonie n’a pas eu lieu.
On l’appelle To Makula — “celui qui est malade”.
On vit avec lui. On lui parle, on le nourrit, on le veille.
Parfois pendant des mois, parfois pendant des années.
Et puis, vient ce moment-là.
Le moment où l’on accepte de le laisser partir.
C’est cette bascule que j’ai vue, que j’ai sentie jusque dans ma peau.
Une douleur retenue trop longtemps, libérée d’un coup.
Pas une mise en scène. Pas une coutume figée.
Une émotion brute, partagée, sans filtre.
Le deuil n’est pas ici une clôture.
C’est un passage vivant, un lien qu’on traverse ensemble.
Et au bout de ce lien, il y a encore des bonbons, des sourires, un jus de fruit offert.
Parce que rien ne se coupe.
Tout se transforme.
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Conclusion – Une mémoire invisible
Je ne suis pas repartie indemne de cette cérémonie.
Pas bouleversée, pas choquée. Juste… habitée.
Ces visages. Ces chants. Ces gestes qui parlent à l’âme sans passer par les mots.
Je ne comprenais pas tout, et ce n’était pas nécessaire.
Il suffisait d’être là, pleinement, dans cette tension entre la vie et ce qui la prolonge.
Je ne sais pas si c’était un adieu.
Peut-être un accueil à l’envers.
Un pas de plus vers une autre manière de regarder le monde.
Certains voyages nous traversent.
Certains morts nous laissent un espace.
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Et moi ?
Je repars.
Mais je n’oublie pas le tintement des cloches dans la brume.
Certains morts vous quittent. D’autres vous accueillent.
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